18. Question : Une nature ambitieuse aide-t-elle à progresser plus rapidement ?

Sri Chinmoy : Dans la vie spirituelle, l’ambition est une chose dangereuse. Elle représente en soi une chute. Dans la vie ordinaire, si vous êtes dépourvu d’ambition, vous êtes comme un mouton ; vous ne pouvez pas progresser. Mais dès lors que vous avez opté pour la vie spirituelle, votre aspiration est comme la biche la plus rapide. Vouloir, par ambition, atteindre le but à une heure ou à une date fixée d’avance, c’est commettre une erreur himalayenne. L’ambition réside dans le vital, tandis que l’aspiration vit dans le cœur. Là où règne l’ambition, on rencontre toujours un fâcheux esprit de compétition. On est ambitieux parce qu’on veut surpasser quelqu’un ; on veut atteindre quelque chose que les autres n’ont pas atteint. Avec de l’ambition, on risque beaucoup de ne pas se diriger vers son but véritable. L’ambition veut nous conduire vers une destination qui n’est peut-être pas la nôtre, mais celle de quelqu’un d’autre. Parce que le chant de l’ambition n’est autre que celui de la supériorité par rapport aux autres, il nous mène, que nous en soyons conscients ou non, vers un autre but que le nôtre.

Lorsqu’on aspire, en revanche, ce n’est pas parce que d’autres aspirent ou que l’on cherche à les dépasser. Pas du tout ! Là, il n’y a pas d’esprit de compétition. On aspire par une absolue nécessité intérieure. On aspire parce que l’on sent que l’on a le devoir impérieux d’atteindre son but promis, afin de servir au mieux le Suprême Absolu. L’aspiration mène jusqu’à Dieu afin de Le réaliser, de Le révéler et de Le manifester. Sans Le réaliser, Le révéler et Le manifester, on ne peut trouver de satisfaction.

Mais si vous ne suivez pas une voie spirituelle, l’ambition vous aidera à progresser. Si vous êtes ambitieux, vous ne passerez pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre à dormir. Vous allez vaincre la léthargie et faire face aux vicissitudes de la vie afin de parvenir à vos fins. Vivekananda avait coutume de dire aux Indiens qui se prélassaient dans les plaisirs de l’indolence d’aller jouer au football. « Vous n’avez pas besoin de lire la Gîtâ. Leur disait-il. Si vous jouez au football, vous réaliserez Dieu plus vite que si vous lisez la Bhagavad-Gîtâ. » Ces gens étaient d’une telle léthargie qu’ils étaient dépourvus d’énergie vitale. Pour eux, lire la Gîtâ était l’impossibilité même. À peine ouvraient-ils le livre qu’ils sombraient dans l’autre monde, le monde du sommeil. Vivekananda savait qu’en jouant au football et en recevant quelques coups de leurs opposants, cela leur donnerait un peu de force et d’énergie. Après cela, s’ils se mettaient à lire la Gîtâ, ils pourraient rester éveillés pendant au moins cinq minutes. Nos sages de l’Inde ont proclamé avec force : « Nayam atma balahimena labhio », « L’âme ne peut être conquise par les faibles. »

Vivekananda demandait aussi à certains de ses disciples d’aller dire des mensonges ; il leur disait qu’il en prendrait la responsabilité. Ces gens-là ne bougeaient pas d’un pouce. S’ils disaient la vérité, c’était simplement parce qu’ils étaient trop paresseux pour inventer un mensonge, dussent-ils le faire pour sauver leur propre peau. Vivekananda leur disait : « Si vous vous imaginez que le simple fait de ne pas mentir vous assurera le salut, alors n’importe quel arbre, n’importe quelle chaise ou autre objet inanimé est plus près du salut que vous. L’arbre ne raconte pas de mensonges ; la chaise non plus. Et pourtant l’être humain réalisera Dieu bien longtemps avant l’arbre ou la chaise. » Alors il disait : « Maintenant, faites au moins quelque chose. Dites quelques mensonges. J’en prends la responsabilité. » Ce qu’il voulait dire par là était que s’ils allaient dire des mensonges, cela leur vaudrait quelques gifles, et cela les réveillerait. Certains se diraient : « Qu’ai-je fait ? Pourquoi dire des mensonges ? Au lieu de mentir, je ferais mieux de commencer mon voyage spirituel en disant la vérité. » Mais Vivekananda disait : « Ce qui compte, c’est de commencer votre voyage. En ce qui vous concerne, vous ne pouvez le faire que si vous commencez par dire des mensonges. Alors allez-y, et si cela est une mauvaise voie, toutes les critiques du monde vous aideront à découvrir la bonne voie et à vous y engager. »

C’est ici que l’on retrouve l’idée de l’ambition. L’ambition est nécessaire pour ceux qui sont encore profondément endormis et pour ceux qui sont encore dans le monde de la suprématie du vital. Mais une fois qu’ils sont entrés dans le monde du cœur, où le sentiment d’unité règne en maître, l’ambition doit prendre fin. À ce moment-là, leur attitude sera la suivante : « Si j’atteins ma destination aujourd’hui, c’est aussi bien que si vous atteignez la vôtre, car vous et moi ne faisons qu’un. Nous sommes comme les membres d’une même famille, ou d’une équipe. Si l’un de nous accomplit quelque chose d’important, tous les autres auront légitimement raison d’être emplis de fierté, car ils font partie du même groupe. » Là où il y a aspiration, il y a unité, et dans l’unité, le besoin de compétition disparaît. Mais, bien sûr, s’il n’y a ni aspiration ni sentiment d’unité, si l’on est dans le monde du désir, l’ambition a alors un sens. Tant que l’on ne mène pas une vie spirituelle, l’ambition est une aide ; mais cette même ambition finit par devenir un grand obstacle, un véritable ennemi, si elle n’est pas transformée en aspiration pure dès lors que l’on a adopté la vie spirituelle.